Une journée d'Ivan Denissovitch, A. Soljenitsyne

Prisonnier depuis huit ans dans un camp de travaux forcés en Asie centrale sous le régime stalinien, Ivan Denissovitch Choukhov, petit homme bon et débrouillard, est un zek, un détenu dans le langage administratif soviétique. Harcelé par ses bourreaux, le froid et la faim, il s'adapte pour survivre avec dignité dans un univers inhumain. (...) Au fil de cette journée, c'est toute l'horreur de ce monde "hors la vie" qui nous saute au visage, mais c'est aussi et surtout la résistance d'un homme face à la terrible entreprise de dépersonnalisation du Goulag.


La lecture

Cela faisait longtemps que j'avais envie de lire ce livre, mais, pour une raison inconnue, il m'intimidait. Je pensais que c'était un pavé, long et déprimant, voire un peu trash.
Première révélation : ce livre est en fait court.
Deuxième révélation : l'écriture n'est pas du tout indigeste et ne décrit pas une longue agonie pleine d'atroces souffrances. En fait, le ton est même un peu léger, cynique, détaché. Le titre correspond tout à fait à ce que l'on découvre à l'intérieur du récit : une journée d'un prisonnier de goulag, avec tout ce qui la ponctue du lever au coucher. Et c'est l'expérience même de la lecture qui est particulière selon moi. En terminant ce livre, je ne sais pas dire si j'ai adoré ou pas. Je l'ai beaucoup apprécié et il m'a fait réfléchir sur comment j'avais vécu le moment de la lecture et le parallèle avec l'histoire.
J'avais en effet commencé le roman, pleine d'entrain, comme au début d'un nouveau jour. Et puis à un moment, j'ai senti qu'il y avait une certaine lassitude qui s'installait. J'avais intégré le fait qu'il ne se passerait "rien" dans le récit, mais malgré tout il a fallu tenir bon pour arriver au bout de la journée. Et en fait, c'est exactement l'état d'esprit de notre protagoniste, Choukhov. S'il fallait représenter en schéma narratif cette histoire, ce serait un cercle. On recommence là où on s'était arrêté le jour d'avant. Et chaque journée sera à peu près pareille. De petits événements aident à "agrémenter" la journée : réussir à grapiller une double portion de nourriture, obtenir un mégot de cigarette, avoir la meilleure place pour faire sécher ses chaussures,... Choukhov se l'avoue lui-même : il n'est plus certain de vouloir être à nouveau libre. Les souvenirs de la vie d'avant, au dehors, s'estompent. Et il ne finit par ne plus rester que ces illusions de petits "plaisirs" chapardés au cours de la journée.
Le personnage est comme résigné, aliéné. Il est devenu partie d'un tout. On est loin d'un récit hollywoodien avec grosse camaraderie, bagarres et tentatives d'évasion. Ici, personne ne fait de remous. C'est profil bas pour pouvoir survivre un jour de plus. En attendant quoi ? La liberté ? Peu y croient encore dans ce système absurde.
Raconté comme cela, le roman a l'air complètement déprimant, mais il ne l'est pas pour autant. On n'est pas non plus dans le même registre que le brave soldat Chveik, mais un peu entre deux. C'est un peu comme si on racontait son week-end à un collègue le lundi matin. C'est un gars du peuple qu'on suit. Il ne part pas dans des grandes considérations philosophiques sur son sort ou une critique du régime qui l'a envoyé au goulag. Il se contente de ce qui est à présent à sa portée et fait ses petites observations et remarques sans espérer changer le cours des choses. Et pour ma part c'est ce qui le rend si touchant et sympathique. C'est Monsieur Toutlemonde qui est devenu personne.
Ce serait une bonne lecture de confinement, pour ceux qui ont du mal à le vivre : quand on lit les conditions de détention de ces hommes, on se dit que notre sort n'est pas si terrible.

L'extrait

En liberté, bien sûr, Choukhov se donnait moins de mal à nourrir toute une famille qu'ici à se nourrir tout seul. Mais il savait ce que ça coûte, ces colis. Il savait qu'il ne pouvait pas, dix ans d'affilé, vivre aux crochets des siens. Alors, valait mieux rien. Mais ç'avait beau être ainsi de par son vouloir, à chaque coup que quelqu'un de la brigade, ou logé pas loin dans la baraque, recevait un colis (c'est-à-dire quasiment chaque jour), ça lui griffait le coeur que le colis ne fût pas pour lui. Et tout ferme qu'il avait été pour défendre à sa femme de lui envoyer rien, même pour Pâques, lui qui n'allait jamais voir la liste clouée au poteau (sauf si c'était pour un riche de la 104), ça lui arrivait d'espérer qu'un zek allait rappliquer dare-dare en gueulant :
- Choukhov, magne-toi : il y a un colis qui t'attend !
Mais personne n'avait jamais rappliqué.
De sorte qu'elles se faisaient de plus en plus rares, les occasions de penser à Tiemguéniovo et à son isba. Du réveil à la retraite, à force que la vie d'ici vous houspille, il n'avait plus loisir de se rappeler.
Parmi tous ces gens qui s'amusaient la panse avec l'espoir de mordre, tout à l'heure, dans une tranche de lard, de beurrer leur pain et de sucrer à pleine cuiller leur quart d'eau bouillante, Choukhov s'accrochait à un voeu : arriver à temps au réfectoire avec sa brigade et boire sa soupe bouillante. Parce que la soupe froide ne fait pas moitié profit, au prix de la bouillante.

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